Tibet, une vitrine touristique à la chinoise

Au Tibet qu’elle a fait sien depuis 60 ans, la Chine mise sur le tourisme à la faveur de milliards de yuans, mais aux dépends d’une culture ancestrale menacée de disparaître.

Il n’a pas échappé à la Chine que sur un territoire où vivent plus d’un milliard d’hommes qui peu à peu s’enrichissent, le tourisme peut encore accroître sa prospérité. En 2015, la Chine souhaite ainsi devenir le leader du tourisme mondial en chiffre d’affaires. Rien de moins, pour celle qui en 2009 a vu les revenus du secteur atteindre les 185 milliards de dollars. Chiffre toutefois dû au fort développement de son tourisme intérieur, les Chinois voyageant encore peu à l’étranger, le coût élevé et les difficultés à sortir du pays l’expliquant. Et dans sa course à la grandeur, la Chine compte bien emmener avec elle l’ensemble de son territoire. Pas étonnant donc qu’elle ait choisi de faire du tourisme l’un des trois axes de développement économique du Tibet dès son plan quadriennal de 2001. Rappelons que par Tibet, la Chine entend la région autonome du Tibet (RAT), un territoire d’1,2 million de km2, qui ne représente que la moitié du Tibet ancestral. Le reste, l’Amdo et une partie du Kham, appartenant aux provinces chinoises du Qinghai, du Sichuan, du Gansu et du Yunnan.

La région est stratégique. Tandis que le Dalaï lama en exil continue à se battre pour défendre un Tibet autonome et pacifique, le géant asiatique entend bien asseoir sa domination sur une région qu’il a investi depuis près de 60 ans, l’afflux de touristes chinois l’y aidant.

Le Tibet change…

Selon les chiffres officiels, le nombre de touristes a augmenté de 25,7% au cours des cinq premiers mois 2012 et le Tibet s’attend à recevoir 10 millions de touristes cette année, un million de plus qu’en 2011, apportant 12 milliards de yuans de revenus. Même s’il est impossible de vérifier ces données, tant le Tibet fait l’objet de surveillances, il apparaît que la Chine a fourni des efforts conséquents pour ouvrir la région et la rendre attrayante. Car les mêmes données des années 1980 et 1990 faisaient osciller le nombre de touristes entre 300 et 30 000. « Au début, les Chinois avaient très peur de se rendre au Tibet. Car les Tibétains étaient perçus comme des barbares, explique Katia Buffetrille, tibétologue. Aujourd’hui la vision exotique a pris le dessus. Tout est fait pour les Hans et répondre à leur vision exotique des Tibétains. De ce fait, ils ont de plus en plus nombreux à venir voir leurs « frères tibétains ».

 

 

Les changements sont bel et bien gigantesques. De part sa spécificité géographique, l’altitude moyenne y est de 4000 mètres, le Tibet a fait l’objet de travaux d’envergure. Routes immenses, lignes de chemin de fer et aéroports ont été construits en des temps records bouleversant ainsi le paysage sauvage. La Chine comme toujours discipline la nature. Ainsi, depuis l’ouverture de la ligne de chemin de fer la plus haute du monde en 2006, reliant Pékin à Lhasa, 52 millions de voyageurs ont pu rejoindre le toit du monde. Afflux encore intensifié depuis juillet 2009 et la mise en place d’un vol direct quotidien Beijing-Lhassa, assuré par Air China.

Et l’ampleur des projets en cours confirme la volonté de la Chine d’attirer 15 millions de touristes d’ici à 2015. Aux autres aéroports et extensions des lignes de chemin de fer (qui pourrait aller jusqu’à Katmandou au Népal !), s’ajoute par exemple le projet d’immense parc touristique occupant une surface de 800 hectares à deux kilomètres de Lhasa, pour un coût de 4,7 milliards de dollars !

Selon les communiqués officiels, c’est la Princesse Wencheng, fille de l’Empereur Li Shimin de la dynastie des Tang, qui sera le personnage central de ce parc thématique, dont l’ouverture est prévue pour 2015. Pour les Chinois, il s’agit de mettre en lumière cette princesse chinoise qui aurait apporté au Tibet le bouddhisme et l’astrologie. Histoire adaptée et racontée par et pour les Chinois selon Katia Buffetrille : « En fait, le premier empereur tibétain Songtsen Gampo (VIIe siècle) avait constitué un empire vaste et puissant dont la Chine redoutait tant les incursions qu’elle le ménageait grâce à une politique de cadeaux et d’alliances matrimoniales. Les Tibétains rivalisaient alors avec la Chine des Tang en Asie centrale. Il a exigé une princesse chinoise et ce fut Wencheng. »

 

 

 

Car dans cette ouverture voulue par la Chine réside en fait une contradiction de poids. Les étrangers ne sont pas visés par ces investissements, et sont même parfois empêchés de se rendre au Tibet. Aujourd’hui, ils représentent donc moins de 5% des touristes de la région, tandis que 95% des visiteurs sont des Hans. Depuis les troubles de 2008 qui ont vu les Tibétains se révolter face à l’emprise chinoise, la Chine a de nombreuses fois fermé l’accès des touristes étrangers à la région. Le fait s’est notamment répété en 2011 et récemment en 2012, face à la multiplication des immolations de moines bouddhistes et de laïcs. Les occidentaux, plus objectifs et surtout plus indépendants  que les Chinois pour étudier l’histoire du Tibet, pourraient en profiter pour diffuser des informations qui agacent profondément le pouvoir central.

Et même quand les étrangers sont autorisés à entrer au Tibet, c’est en se pliant à des règles strictes. La Chine ne délivre de visa qu’à des groupes de 5 minimum et de même nationalité. Pour les étrangers c’est donc une aventure, cher de surcroît, d’aller sur place et même de s’y déplacer. « Il y a des points de check up partout, même au milieu de nulle part. Et à chaque fois, les gardes chinois contrôlent nos passeports. Tout est ultra contrôlé, et notre guide a même été obligé de cacher son guide Lonely Planet offert par un touriste, car les Chinois lui interdisent de lire la version occidentalisée et objective de l’histoire du Tibet », raconte Sophie, jeune Française qui a foulé le Toit du monde en mai 2011.

Mais le Tibet meurt

Pour quelle raison alors les touristes venus d’ailleurs continueraient-ils à visiter le Tibet ? C’est en réalité le seul moyen de s’informer. Les journalistes sont interdits en RAT. La voie touristique, malgré tous les obstacles qu’elle contient, est donc la seule qui permette de témoigner des changements en cours au Tibet. Reste que ces témoignages résonnent comme une impuissance, tant la Chine transforme la région au mépris de sa culture ancestrale et de ses habitants de toujours. La masse de touristes bouleverse les modes de vie. Au Potala, le fameux palais où résidait le Dalaï Lama, il est devenu très difficile de se déplacer. « La  visite dure 50 minutes et pas une de plus. Il faut retenir la place 15 jours à l’avance. Et vous avez un guide complètement affolé, car s’il dépasse la visite d’une minute son agence ne pourra plus assurer les visites, déplore Katia Buffetrille. Outre le fait qu’il y aurait, selon les autorités chinoises, des risques d’écroulement du sol, il s’agit surtout de ne pas s’attarder sur un monument qui représente le bouddhisme et le gouvernement en exil ».

 

 

Les Chinois, en construisant le parc de Wencheng, cherchent certainement à renforcer l’assimilation et à anéantir un peu plus ce qu’il reste de culture tibétaine. Dans ce processus, les Tibétains ne profitent que peu des gains promis par la Chine. Peu d’entre eux peuvent aujourd’hui prétendre au métier de guide. On leur préfère les Hans, plus enclins à raconter une histoire validée par les autorités communistes. Ils sont donc instrumentalisés, vus comme « de bons petits Indiens », aux habits et bijoux colorés. Il n’est pas rare ainsi de croiser des touristes chinois « déguisés » en Tibétains, ou des Tibétains employés pour assurer des spectacles, accordéon aux bras. Instrument populaire qui ne trouve aucune origine dans la culture tibétaine.

Quant aux moines et à la pratique du bouddhisme, ils sont autorisés c’est vrai, mais le prix à payer est lourd. « Au  monastère de Sera, à Lhasa les débats traditionnels que les moines avaient entre eux sont aujourd’hui imposés à 14h, car il faut attendre que les touristes aient déjeuné. Sans aucun respect, les Chinois se mettent au milieu des moines qui débattent pour les photographier. Par ailleurs, la vie monastique est totalement contrôlée, avec de nombreux moines espions», regrette Katia Buffetrille.

La Chine profite donc du tourisme pour siniser le Tibet, tout en sauvegardant ce qu’il faut de culture traditionnelle pour attirer les curieux. La création de villes nouvelles, les travaux d’infrastructure et l’ouverture de multiples commerces attirent des milliers de migrants entraînant la marginalisation des Tibétains dans leur propre pays. La Chine façonne le Tibet à son goût, et par là même détruit ce qui faisait son originalité et surtout son âme.

Fanny Costes

Article publié dans le numéro 4 de Pays Emergents, septembre-octobre 2012

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